L’Art Total
Réflexion philosophique sur le lien entre le Corps et l’Esprit
Corps ou esprit ? Modernité ou tradition ? Individu ou communauté ? Nature ou culture ? Science ou Religion ? Identité nationale ou identité mondiale ?
Pour résoudre des questions absolues, l’homme ne peut se contenter d’une réflexion abstraite et strictement intellectuelle qui opposerait indéfiniment différents concepts entre eux. Il faut pouvoir passer du domaine de la réflexion à celui de l’action : si l’on devait attendre d’avoir intellectuellement résolu tous les conflits idéologiques avant d’agir, on en serait encore à débattre en se cantonnant à une sphère purement abstraire et déconnectée du réel, or les idées doivent s’incarner. L’esprit doit devenir matière, c’est là sa vocation. Si cette vocation ne se réalise pas, l’idéaliste vivra dans la frustration faute de ne pas pouvoir concrétiser ses idées puis n’en ressortira que plus fanatique, convaincu que le monde doit absolument se plier à sa vision abstraite. Pour l’idéaliste frustré, la vie prendra alors la forme d’un combat permanent contre autrui.
L’action nous force à intégrer la dimension « concrète » de l’expérience humaine sans quoi nous demeurons « hors sol », déconnectés du réel et de ses enjeux. La danse contemporaine est une belle illustration de la faculté de l’esprit à s’incarner concrètement et artistiquement. C’est à travers l’expression corporelle que la vocation du danseur prend sens, à l’instar de l’être humain dont la vie spirituelle ne prend sens qu’à travers une expression concrète et multidimensionnelle de ses aspirations les plus profondes. Danser renvoie à la notion « d’art de vivre », vivre un vécu significatif car capable de véhiculer du sens, des émotions, des sensations, des intuitions et des idées : c’est donc un vécu « esthétique ». Celui qui vit « consciemment » est de fait un artiste, car il se sait intriqué dans un maillage relationnel au sein duquel s’imposent à lui des responsabilités qu’il devra assumer selon un certain « savoir-faire » et « savoir-être » : l’application quotidienne de ce savoir qui dans sa forme idéale sera qualifiée de Sagesse, sera en soi une Œuvre, une Œuvre Totale qui affecte tous les aspects de la vie, tant à travers les actes les plus modestes pratiqués dans l’intimité que les ouvrages les plus colossaux achevés publiquement. Celui qui pratique cette forme d’Art Total n’a pas de support d’expression au sens commun du terme, à l’instar d’un peintre ou d’un acteur qui aurait besoin d’une toile vierge ou d’une scène de théâtre pour s’exprimer. C’est la Vie toute entière qui est le terrain d’expression de l’adepte de l’Art Total, c’est le quotidien qui est le lieu de sa « performance » et c’est le fait d’être conforme à une certaine sagesse qui témoigne de l’effectivité de sa pratique. La qualité des relations entretenues par l’Artiste avec son milieu peut ainsi s’apprécier selon des critères de beauté, d’amour et d’harmonie. Cette conception de la vie revêt une dimension sacerdotale dans la mesure où elle se fonde sur un certain sens du sacré : seule une Foi dépersonnalisée en ce qu’il y a de meilleur dans l’Humanité permet au pratiquant de l’Art Total de consentir de façon désintéressée au sacrifice que requiert le fait de mettre son Art au service de son prochain. Il agit ainsi « pour la Gloire de Dieu et le Salut du Monde » selon la formule Chrétienne, sinon « Pour la beauté du geste » selon une formule plus laïque, le geste le plus beau étant entendu comme un véritable acte d’Amour.
Lorsque l’on parle d’action, il s’agit bien d’agir « en pleine conscience » et non d’effectuer une dépense vaine et gratuite d’énergie. On n’agit pas pour agir, on agit pour qu’à force de travail d’abord sur soi puis sur l’extérieur, nos inspirations et aspirations les plus essentielles se matérialisent, qu’elles adviennent sur un plan concret qui les place à la portée de qui de droit. De ce point de vue, on ne peut pas manifester vers l’extérieur ce que l’on ne porte pas déjà en soi sur un plan intérieur et immatériel. Tout ce que l’on créer, quel que soit sa forme, n’est que la manifestation visible de ce qui existe sur le plan de l’invisible, au sein même de la conscience humaine. Or qu’est-ce qui habite l’intériorité de l’Être humain sinon un ensemble d’idées, d’émotions, de sentiments et de pensées plus ou moins désorganisées qui ne peuvent être canalisées et positivement orientées qu’au prix d’un certain travail sur soi ? Un homme tourmenté peut-il produire des œuvres sans que ces dernières ne portent la trace de son tourment à un niveau ou un autre ? De ce point de vue la fin ne justifie pas toujours les moyens, dans la mesure où la qualité du moyen influencera la qualité de la fin : les deux seront de nature correspondante car l’un sera le prolongement de l’autre. C’est ainsi qu’on dit qu’un homme ne peut changer le monde avant de s’être changé lui-même. Il doit pouvoir être l’incarnation vivante de ce à quoi il aspire, autrement il projettera sur le monde ses propres manquements et attendra des autres qu’ils lui procurent, tant sur un plan matériel qu’immatériel, ce qu’il est incapable de s’apporter à lui-même. Avant d’agir, peut-être devrions nous honnêtement nous interroger sur les fondements de nos désirs en tentant de déceler nos mobiles inconscients ? Nos désirs émanent-ils d’une sensation de manque et de peur ? Si oui, la résolution de cette situation dépend-elle vraiment de facteurs extérieurs, ou relève-t-elle de notre incapacité à renouveler notre regard sur le monde et à mobiliser nos ressources propres et internes ?
Qui suis-je ? D’où je viens et où je vais ?
Nous sommes habités par des questions beaucoup trop absolues pour être résolues intellectuellement par des réponses finies et définitives, car une pensée aura toujours raison d’une autre et pourra être interprétée différemment dans l’espace et dans le temps, en fonction du milieu. La carte n’est pas le territoire : à beau vouloir s’identifier à des étiquettes et/ou des idéaux abstraits, jamais aucune idée ne s’incarne, jamais aucune idée ne se manifeste dans le « réel ». Incarner un idéal sur le plan matériel implique d’accepter d’agir dans le monde tel qu’il est, rempli de nuances et de paradoxes : autrement cet idéal ne prendra jamais racines, c’est un idéal qui ne vit pas, c’est donc un idéal mort. Il faut donc « incarner » : incarner signifie passer du monde de l’absolu, des idées, au monde matériel, fini, concret. Cela ne signifie pas que l’on renonce à sa quête d’absolu, au contraire : l’action est dite « transfiguratrice » lorsqu’elle est consciemment inspirée par une quête de transcendance, d’absolu, autrement dit par la recherche de la Quintessence. Le vrai idéaliste accepte de se confronter au réel : il s’engage dans une conversation concrète avec le réel. En agissant, l’homme établit une conversation vivante et permanente avec le monde ainsi qu’avec lui-même, ses principes, ses idées, ses pensées : il traduit cette dialectique multidimensionnelle en actions, en réajustements, en comportements, en initiatives, en projets etc… On peut naturellement se demander quelle est la Quintessence de l’Humanité ? Quel est cet Absolu, cet idéal qui mérite nos efforts et notre sacrifice permanents ? Le sage dit que tout est en nous, qu’il faut regarder à l’intérieur, sinon comment manifester ce que l’on ne porte pas déjà en soi ? Il est dit « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’Univers et les Dieux ». Ce serait donc à l’intérieur de soi qu’il faut chercher en priorité cette Quintessence.
Et selon vous, quelle est la Quintessence de l’Humanité ? Quelles notions et valeurs vous inspirent-elle ? L’amour ? L’harmonie ? La beauté ? La sagesse ? La communion des Êtres ? La pleine conscience ? La puissance ? La résilience ? Le sacrifice ? Une fois qu’on l’a connu, comment manifester cette Quintessence ? La vie est un terrain de jeu, et à bien regarder on réalise que tout est occasion à la manifestation de ce qu’il y a de plus profond et sacré en nous, à condition d’accepter que le premier objet/sujet sur lequel il faille en priorité concentrer ses efforts est soi-même. S’il le veut vraiment, l’homme a en permanence matière à travailler sur lui-même en forgeant son caractère. Apprendre à faire preuve de tempérance, d’humilité, d’écoute, de résilience, de discernement… Combien s’en vont dans la vie en négligeant leurs propres états-d ’âme, se dispensant hypocritement du travail qu’ils ont à faire sur eux-mêmes ? Quelle est la qualité de notre propre hygiène spirituelle et physique ? De nos pensées ? Effectuons-nous avec négligence et précipitation nos gestes quotidiens, ou leurs accordons nous une juste attention ? Quel soin appliquons-nous à notre démarche, à notre respiration, à notre faculté d’écoute ? Parlons-nous à tort et à travers afin de combler le vide, ou nous accordons-nous le temps nécessaire à la réflexion ?
Travailler sur soi implique de reconnaître sa nature imparfaite, et donc d’accepter de se tromper. C’est un travail permanent, de longue haleine, peut-être infini. C’est un travail qui intervient dans tous les aspects de notre vie. Reconnaître et assumer nos multiples responsabilités à l’égard de nos prochains et de notre planète demande une certaine force de résilience, un véritable dépassement de son égoïsme et de ses peurs, au profit d’un Amour l’Universel.
David Mboussou