Un article de David Mboussou, Consultant en intelligence culturelle

Je suis né et j’ai grandi à Libreville, au Gabon, dans un contexte marqué à la fois par l’urbanisation croissante et par la persistance de liens profonds avec des traditions ancrées dans un rapport quasiment sacré à la nature, à la communauté et aux ancêtres. Issu des clans Bouyombou (maternels) et Guissinga (paternels), appartenant au peuple Ghisir du sud du Gabon, et étant moi-même métis franco-gabonais, j’ai grandi en apprenant à naviguer entre deux approches du monde : l’une, plus cartésienne et analytique, issue de l’héritage occidental ; l’autre, plus sensible, incarnée dans les formes relationnelles et symboliques des cultures africaines. Je me situe ainsi à l’articulation de plusieurs mondes : celui des outils modernes, des institutions internationales et de la communication globale, mais aussi celui des savoirs endogènes, des rites communautaires et d’une intelligence relationnelle fondée sur la présence. Mon parcours académique et professionnel m’a mené vers le commerce international, l’audiovisuel, les politiques publiques et la coopération. Mais c’est en retournant vers les pratiques rituelles du peuple gabonais, notamment à travers les cérémonies de Misoko et de Bwiti Dissumba, que j’ai redécouvert des formes de communication et de cohésion sociale trop souvent marginalisées dans les lectures contemporaines. Le contexte cérémonial gabonais constitue, à ce titre, un creuset dans lequel le savoir africain est incarné : il se transmet non pas par abstraction, mais à travers des gestes, des postures, des intonations, des rythmes et des symboles, qui prennent sens dans l’espace culturel africain, mais qui résonnent aussi de manière universelle auprès de tous les peuples dont les traditions demeurent connectées au corps, à la nature et à une forme de sacralité du lien. C’est depuis cette double expérience, moderne et traditionnelle, que je propose une lecture de la culture gabonaise comme expression d’une intelligence du lien, qui engage l’ensemble de l’être.

Lorsque l’on entre en relation avec une autre culture, notre premier réflexe est souvent d’y chercher des repères familiers : des mots, des concepts, des idées. Or, dans la culture traditionnelle gabonaise, comme dans de nombreuses cultures africaines enracinées, la communication ne passe pas d’abord par l’intellect ou la parole, mais par une forme plus incarnée de présence. Cela peut désorienter un interlocuteur venu d’un monde occidental où la raison, l’analyse, l’échange verbal et la logique cartésienne sont au centre de toute interaction.

Dans le contexte gabonais traditionnel, la compréhension profonde ne passe pas uniquement par ce qui est dit, mais par ce qui est vécu, perçu, ressenti. Il ne s’agit pas d’un refus de la rationalité, mais d’un élargissement de l’intelligence à l’ensemble du corps et de l’être.

Un langage du corps et des signes

Dans les échanges sociaux, les postures corporelles, les silences, les intonations, les gestes, les chants (dans le cas d’un contexte cérémoniel), les rythmes et les regards portent une part essentielle du message. La posture d’écoute, par exemple, n’est pas passive : elle engage une présence entière, une attention totale, une disposition intérieure qui se lit dans le corps.

Ainsi, l’interprétation des signes et symboles est centrale. Un silence peut être porteur de sens. Une danse peut révéler un état émotionnel, une posture physique peut traduire un certain affect dans une sorte de langage des signes impliquant le corps. Un geste peut raconter une histoire, transmettre une émotion ou appeler à la transformation. Un simple regard, s’il est habité, peut suffire à dire « je suis avec toi », sans prononcer un mot.

Il ne s’agit pas ici de théâtre social ou de folklore figé, mais d’un langage complexe, subtil, et exigeant, qui fait appel à l’intelligence relationnelle la plus fine.

Une exigence de présence qui engage tout l’être

Pour qui n’y est pas habitué, cette exigence de présence peut être déroutante. Car elle demande de sortir du contrôle mental, de ralentir, de se rendre disponible, de s’impliquer sans écran. Cela demande un effort particulier, notamment au niveau physiologique : respirer plus lentement, détendre le corps, habiter pleinement ses gestes.

Il ne s’agit pas de performance, mais de sincérité incarnée. Un corps tendu, un regard fuyant, une parole vide de présence sont immédiatement perceptibles, sans qu’il soit nécessaire de les nommer. Ce type de communication ne tolère pas l’artifice, car il repose sur un langage de vérité sensible.

Une autre forme d’intelligence : relationnelle, collective, incarnée

Ce que l’on appelle parfois « tradition orale » est en réalité une tradition sensible et vivante, où la mémoire ne se transmet pas uniquement par des mots, mais par l’immersion dans un contexte rituel, un cadre partagé, un rythme commun.

Les cérémonies traditionnelles, les rites de passage, les danses, les veillées sont autant d’espaces où le collectif se régule, où les identités sont fluides, où l’on apprend par le corps, l’écoute, l’observation, l’imprégnation. C’est une forme d’intelligence collective incarnée, où chacun est à la fois témoin et acteur de la transformation commune.

Pourquoi cela peut-il dérouter ?

Pour un visiteur, un chercheur, un coopérant ou un expatrié (voire même un africain coupé de cette forme d’intelligence ancestrale), ce mode de communication peut provoquer un décalage. On peut avoir l’impression que rien ne se passe, alors que tout se joue dans les nuances.

  • On peut chercher des explications, alors que ce qui est attendu est une présence.
  • On peut vouloir structurer un plan, quand il s’agit d’écouter le rythme du groupe, ou le silence d’une parole non encore mûrie.
  • On peut interpréter le non-dit comme un vide, alors qu’il est souvent un espace laissé à l’intuition, à l’ajustement subtil, au respect.

C’est pourquoi le contact avec la culture traditionnelle gabonaise sinon plus largement africaine, demande une forme de désapprentissage. Il s’agit d’abandonner, momentanément, notre besoin d’aller vite, de tout comprendre, de tout dire, pour entrer dans une écoute plus large, plus complète, qui inclut le corps, le souffle, l’intuition, la mémoire symbolique.

Un pont à construire : de la raison à la résonance

La culture gabonaise nous invite à passer de la raison à la résonance : à ressentir avant de comprendre, à se laisser toucher avant d’analyser. Cela ne signifie pas renoncer à la pensée rationnelle, mais lui adjoindre un autre type de savoir, celui qui vient du corps, du rythme, de la présence partagée.

Dans ce contexte, les modes de médiation interculturelle doivent s’adapter. Il ne suffit pas de traduire les mots : il faut aussi traduire les silences, les symboles, les contextes, les intentions invisibles. Il faut apprendre à lire la communication au-delà du verbal, à sentir ce qui est juste dans un échange, même si aucun mot ne l’a formulé.

L’intelligence Ancestrale : une intelligence de la relation

Ce que nous enseigne la culture traditionnelle gabonaise et plus largement africaine, c’est qu’il existe une autre forme d’intelligence : une intelligence de la relation, du rythme, de l’écoute, de la présence. Une intelligence qui ne s’apprend pas dans les livres, mais dans l’expérience vécue, dans le partage sensible, dans les cercles de parole, les rites, les silences.

C’est une intelligence exigeante, car elle nous demande d’être là, pleinement. De ne pas fuir derrière les concepts. De nous rendre disponibles. Mais c’est aussi une intelligence précieuse, dans un monde qui souffre d’hyperconnexion sans lien, de communication sans rencontre, de présence physique sans présence réelle.

Accueillir cette culture avec respect, c’est accepter de ralentir. C’est oser se taire. C’est reconnaître que, parfois, un geste dit plus qu’un discours.

Et c’est, peut-être, apprendre à mieux vivre ensemble, non pas en parlant plus, mais en étant là, ensemble, autrement.

David Mboussou
Consultant en Intelligence Culturelle

2 réponses à « Médiation interculturelle : comprendre la culture Africaine et l’Intelligence Ancestrale par la notion de « Présence » »

  1. Avatar de OVENGA WALKER
    OVENGA WALKER

    Merci d’avoir trouvé les mots pour traduire l’inexplicable dans les codes us et coutumes de la très riche culture gabonaise et plus généralement africaine.

    H.W

  2. Avatar de LJP
    LJP

    Ravi d’avoir découvert cet article illustrant la puissance et la richesse de la culture gabonaise habitée par la diversité des sens , des rythmes et des silences. Félicitations à l’auteur David MBOUSSOU Jean-Pierre LIMOUZIN

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