
Un article de David Mboussou, Consultant en Intelligence Culturelle
Une part significative de la population exprime aujourd’hui un mal-être discret, souvent difficile à nommer. Ce n’est pas toujours une maladie, ni un simple “manque de confiance”. C’est un sentiment plus diffus : celui d’être fragmenté, écartelé entre plusieurs pôles de soi-même, sans pouvoir les articuler pleinement. Ces personnes parlent de surcharge mentale, de difficulté à se projeter professionnellement, de perte de sens, ou de fatigue chronique à “fonctionner” dans des cadres trop étroits.
Ce qu’elles recherchent, ce n’est pas nécessairement du repos ou une fuite. C’est souvent quelque chose de plus profond, plus intime : un état d’unité intérieure, où l’on se sent aligné, cohérent, “rassemblé” dans ce que l’on pense, ce que l’on ressent, ce que l’on fait.
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Un besoin contemporain mal reconnu
Ce besoin d’unification (ou d’intégrité) n’est pas seulement psychologique. Il est anthropologique. Or, les sociétés modernes tendent à hyper-spécialiser les fonctions humaines : ici le travail, là les émotions ; ici le mental, là le corps ; ici la spiritualité, là la science. Certaines personnes vivent mal cette dissociation imposée. Elles ne trouvent pas dans ces cadres de quoi exprimer ou structurer ce qu’elles vivent.
Elles explorent alors d’autres voies : certaines par la méditation ou des approches psychocorporelles, d’autres par des activités manuelles, physiques ou immersives, dans lesquelles elles ressentent une forme de présence accrue. Parfois, elles sont attirées par des expériences transformatrices, où la conscience se modifie : retraites, états modifiés induits naturellement ou parfois avec l’aide de substances encadrées. Il semble de pas toujours s’agir d’un “besoin d’évasion”, mais parfois d’un désir de réintégration de soi-même, dans une perception plus directe, moins filtrée, plus enracinée.
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Le Bwiti comme cadre intégratif : une tradition enracinée dans la complexité humaine
Dans ce contexte, certaines traditions anciennes offrent des points de comparaison éclairants. C’est le cas du Bwiti, pratique spirituelle vivante au Gabon, qui mobilise l’usage rituel de l’iboga. L’iboga n’est pas seulement une plante visionnaire. C’est un pivot d’une cosmologie où l’expérience du sujet humain est pensée comme fondamentalement multidimensionnelle.
Au cœur du Bwiti se trouve une figure : le nganga. Il ne correspond pas à une catégorie occidentale unique. Le nganga est à la fois guérisseur, pédagogue, guide rituel, thérapeute, musicien, conteur, danseur, c’est-à-dire médiateur entre les dimensions visibles et invisibles. Il incarne ce que beaucoup cherchent aujourd’hui, souvent sans le savoir : la capacité à vivre de manière unifiée, reliée, entière.
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L’iboga : entre science, cadre rituel, et prudence
Sur le plan pharmacologique, l’écorce de racine d’iboga contient plusieurs alcaloïdes actifs, dont le plus étudié est l’ibogaïne. Celle-ci agit sur divers récepteurs neuronaux (dopaminergiques, sérotoninergiques, opioïdes, NMDA) et favorise une forme de plasticité cérébrale et une introspection élargie. Des études ont notamment démontré son efficacité dans la réduction des symptômes liés à certaines addictions ou syndromes de stress post-traumatique (Alper et al., 2001 ; Mash et al., 2000).
Cependant, il est essentiel de rappeler que les effets de l’iboga ne sont ni universels ni prévisibles. Ils varient selon le dosage, le métabolisme de la personne, l’environnement émotionnel et culturel, et surtout le cadre dans lequel la plante est consommée. C’est pourquoi, dans le Bwiti, l’usage de l’iboga ne se fait jamais seul. Il est inséré dans une structure collective, ritualisée, hautement codifiée, portée par une communauté initiée.
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Un processus d’intégration multisensorielle
L’expérience rituelle du Bwiti ne repose pas uniquement sur l’ingestion d’iboga. C’est une orchestration de moyens d’expression et de transformation qui mobilisent l’ensemble de l’individu :
– Le corps est mobilisé par le mouvement, le rythme, la posture.
– Les sens sont stimulés par les chants, les percussions, l’odeur de la torche indigène, l’éclat sinon la vibration du feu ;
– La parole est sollicitée pour verbaliser les visions, relier les symboles à l’histoire de vie ;
– L’imaginaire symbolique est activé par les objets sacrés, les récits cosmogoniques, les gestes rituels ;
– La relation est centrale : l’initié est accompagné, vu, porté, intégré à un groupe.
Ce qui est en jeu ici, c’est une expérience d’intégrité : non pas comme perfection morale, mais comme état dans lequel les différentes facettes de soi. Pensées, émotions, sensations, mémoire et action se répondent, s’alignent, se rejoignent.
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Un miroir pour notre époque
Ce que des traditions comme le Bwiti nous rappellent, ce n’est pas qu’il faut “retourner au passé”, ni qu’il existe une solution universelle. C’est qu’aucune transformation humaine profonde ne peut avoir lieu en dehors d’un cadre intégratif, un cadre où l’on peut penser, ressentir, agir, et parler sans devoir se scinder.
L’archétype du nganga devient alors un miroir contemporain : non pas un modèle à imiter, mais un symbole de ce que beaucoup cherchent à retrouver, la capacité à vivre en relation avec soi-même, les autres, et le monde, sans hiérarchie entre les dimensions de l’être.
Dans une époque qui pousse à l’accélération, à la productivité et à la fragmentation, cette quête d’intégrité n’est pas une fragilité. C’est un signal fort, une forme d’intelligence de l’époque, qui mérite d’être reconnue, accompagnée, honorée.
Références
– Alper KR et al. « Ibogaine in the treatment of chemical dependence », The Lancet, 1999.
– Mash DC et al. « Pharmacokinetics of ibogaine in humans », Annals of the NY Academy of Sciences, 2000.
– Fernandez JW. Bwiti: An Ethnography of the Religious Imagination in Africa. Princeton University Press, 1982.
– Goutarel R., Gollnhofer O., Sillans R. « Pharmacodynamic and therapeutic properties of iboga and ibogaine. » Psychedelic Monographs and Essays, 1993.
– National Institute on Drug Abuse (NIDA) – Research on Psychedelics and Plant-Based Therapies.
Nota Bene : ce texte n’a pas vocation médicale. L’usage de l’iboga est strictement encadré dans certains pays. Il doit être compris dans son contexte traditionnel et symbolique, et ne saurait être réduit à son principe actif.