Un article de DAVID MBOUSSOU
Consultant en Intelligence Culturelle

Mon parcours personnel et professionnel m’a conduit à naviguer entre plusieurs sphères : le conseil en développement durable au sein de l’administration gabonaise, la diplomatie culturelle, la production audiovisuelle, la valorisation du patrimoine culturel, ou encore l’étude de projets liés à la santé intégrative inspirée de la médecine traditionnelle gabonaise. De ces expériences croisées s’est dégagée une conviction : au Gabon, toute transformation durable, cohérente et souveraine passe par une mise en récit consciente, assumée et stratégique de l’identité collective et de la trajectoire nationale.
Ce que l’on peut appeler « récit national » n’est pas un slogan. C’est un cadre de sens qui articule mémoire, identité, potentiel et vision. Dans un monde saturé d’informations, éclaté en signaux faibles et en crises multiples, les pays qui tiennent debout sont souvent ceux qui savent ce qu’ils représentent. Ceux dont les institutions, les citoyens et les partenaires mobilisent un langage commun (non pas forcément uniforme), mais suffisamment intégrateur pour créer de la cohérence. C’est aussi cela, la souveraineté.
Le Gabon se distingue à ce titre par une singularité rare. Il dispose d’une richesse naturelle exceptionnelle, de rites anciens, d’un rapport profond au vivant, de savoirs rares et puissants. C’est l’un des rares territoires à pouvoir encore prétendre à une forme d’intégrité écologique et de sacralité vivante. Pourtant, cette singularité demeure souvent implicite, sous-valorisée, parfois même perçue comme un poids. L’imaginaire collectif national, quant à lui, semble encore fragmenté entre traditions déconnectées et modernité mal intégrée.
Or, sans récit structurant, difficile d’imaginer une politique cohérente, une diplomatie ambitieuse ou une stratégie économique durable. Il ne s’agit pas d’inventer artificiellement un cap, mais de reformuler, de rendre lisible, de partager une intention qui permette à chaque acteur (citoyen, entrepreneur, décideur, investisseur) de situer son action dans un horizon plus vaste.
Le Gabon n’est pas dépourvu de symboles forts : la forêt, l’iboga, la paix, le lien à la nature, la stabilité. Ces éléments, bien que présents dans les discours, ne sont pas encore pleinement intégrés dans une vision transversale, capable d’alimenter à la fois les politiques publiques, les dynamiques privées et les mobilisations citoyennes. Il manque une trame commune. Une base narrative structurée. Une orientation affirmée.
Il est frappant de constater que les sociétés traditionnelles gabonaises disposaient autrefois de récits profonds, transmis par les chants, les gestes, les mythes, les rites, les généalogies. Ces récits structuraient de véritables projets de société à l’échelle des communautés, fondés sur des visions du monde cohérentes et transmises rituellement. L’espace initiatique faisait alors office de cadre constitutionnel symbolique.
Mais la construction républicaine moderne, inspirée de modèles extérieurs, a introduit une autre narration, souvent perçue comme exogène, parfois superposée de manière brutale aux récits communautaires. Loin de devoir être rejetée, cette structure nationale mérite cependant d’être réappropriée, réarticulée à partir des ancrages locaux, pour que la nation devienne une expérience vécue et intégratrice. La nature peut offrir ce socle commun, à la fois tangible et symbolique.
Pendant que certains doutent encore de la valeur de ce patrimoine ou le relèguent au passé, d’autres, à l’étranger, s’en emparent stratégiquement. Le cas de l’iboga est particulièrement révélateur. Plante sacrée au potentiel thérapeutique immense, elle fait aujourd’hui l’objet de brevets déposés hors du continent, d’essais cliniques sur les addictions, de centres de retraite thérapeutique établis sur plusieurs continents. Ce que des générations entières ont diabolisé (parfois par réflexe issu de l’évangélisation, parfois par ignorance des savoirs autochtones) devient une ressource précieuse dans des cadres normatifs et scientifiques extérieurs. La prise de conscience, souvent tardive, ne survient qu’au moment où la reconnaissance vient d’ailleurs. Et cette reconnaissance extérieure, plutôt que de renforcer la confiance locale, suscite parfois une indignation blessée. Mais sans stratégie proactive de réappropriation, cette indignation reste sans effet.
Ce processus de réappropriation ne concerne pas uniquement l’identité. Il ouvre des perspectives concrètes dans de nombreux domaines : diplomatie et coopération (en se positionnant comme nation-sanctuaire au cœur du Bassin du Congo), innovation thérapeutique (via une filière iboga éthique, scientifique et culturelle), éducation (en intégrant les cosmogonies endogènes dans les systèmes d’apprentissage), tourisme (à travers des expériences de ressourcement ancrées dans le patrimoine local), agriculture (par l’agroforesterie régénérative), sans oublier les politiques publiques, qui pourraient être réorientées autour d’un cap narratif à la fois écologique, économique et culturel.
En articulant clairement ce récit, il devient possible de structurer une trajectoire à plusieurs échelles : d’abord au niveau national, en renforçant la cohésion et la projection collective ; ensuite au niveau sous-régional, en tissant une vision partagée avec les autres pays du Bassin du Congo autour de la valorisation d’un patrimoine écologique commun, stratégique à l’échelle planétaire ; enfin au niveau continental et mondial, en affirmant une posture : celle d’un pays ressource, d’un acteur lucide de la transition, d’un espace de ressourcement pour un monde en quête de sens.
C’est ici que l’intelligence culturelle prend tout son sens. Elle consiste à faire le lien entre les récits profonds du territoire et les impératifs contemporains. Elle permet de relier l’ancien et le nouveau, le visible et l’invisible, l’économique et le symbolique. Elle peut s’incarner dans la mise en œuvre de politiques culturelles intégrées, dans l’émergence d’un entrepreneuriat enraciné, dans la création d’outils narratifs (films, documentaires, plateformes), dans la structuration de filières hybrides alliant soin, art, agriculture, dans la facilitation du dialogue entre sphères publiques et privées, ou encore dans la création de fonds d’investissement à ancrage territorial.
Plutôt que d’imiter des modèles extérieurs, il devient stratégique de s’appuyer sur les ressources propres du territoire : culture, spiritualités, pharmacopée, biodiversité, hospitalité, rapport au vivant. Loin d’être passéistes, ces éléments peuvent devenir les fondations d’un positionnement singulier, porteur de valeur et de perspectives, dans un monde en transition. De nombreuses personnes cherchent aujourd’hui à échapper aux excès de l’hypermodernité, aux rythmes artificiels, à l’aliénation consumériste. Le Gabon a la possibilité de se présenter comme un espace de ressourcement, non pas en posture touristique passive, mais comme modèle actif, structuré, inspirant, régénérant.
Réconcilier les couches du réel (local et global, ancien et contemporain) passe par un travail patient et lucide sur le récit. Il ne s’agit pas de rejeter, ni d’imposer, mais de révéler ce qui fait sens, de proposer, d’impliquer, et de construire avec.
Je réfléchis actuellement à structurer cette approche dans un cadre collectif : think tank, plateforme de propositions, initiative hybride. Si cette perspective entre en résonance avec certains projets ou réflexions (dans le secteur public, privé ou associatif) je serais heureux d’échanger ou de co-construire.
Un article de DAVID MBOUSSOU
Consultant en Intelligence Culturelle
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